2. Ténèbres Acte I

« Salut ! »

Estomaqué, je dévisage l’intruse. Je parviens à la voir parfaitement, j’ai pourtant les yeux clos. Je vois cette étrangère pour la première fois, elle m’est pourtant incroyablement familière. Pire encore, je ne me situe pas ce lieu baigné dans les ténèbres et les brumes, et pourtant… il me semble y venir régulièrement.

« Qui es tu ?

-Bruno, voyons… Quelle question, je suis toi ! »

Je réprime un frisson. La réponse de cette intruse est complètement idiote, « toi » c’est « moi », enfin, je me comprends. Ce n’est pas cette créature hideuse, vaguement féminine et pleine d’écailles qui va me persuader maintenant du contraire. Au moins devrais-je maintenant chercher à savoir ce qu’elle fout là.

« Que me veux-tu ?

-Rien, rien ! Je voudrais juste discuter avec un vieil ami, il n’y a rien de mal à cela ! »

Son ‘vieil ami’ ? Cette bestiole me fait perdre patience. Non seulement connaît-elle mon prénom, mais maintenant elle prétend que nous soyons de vieux amis ?

« Je peux au moins savoir d’où tu viens, comment t’es arrivée ici ? »

Elle se met à rire à gorge déployée. Son rire pourrait être séduisant, sans cette pointe de sadisme gourmand qui semble illuminer ses yeux en permanence. Elle marche quelques pas, dévoilant derrière elle un vieux poste de télévision, tout droit sorti des trente glorieuses. Des plis de sa robe, elle extirpe une télécommande.

A mon tour de rire. Au moins sais-je où l’on se trouve. Ce délire ne peut être qu’un rêve, ou un cauchemar, et cette créature ne va pas tarder à me proposer un choix cornélien entre pilule bleue ou rouge.

« Mais non, je ne te proposerai même pas, ce n’est pas drôle ! Je sais déjà laquelle tu prendrais ! »

Génial. Ça lit dans mes pensées…

Assise dans un canapé de cuir roussi qui complète ce décor onirique, elle tapote la place libre à côté d’elle, m’invitant à m’asseoir près d’elle. Je boude. Cette parodie de Matrix excavée de mes souvenirs commence sérieusement à me gonfler. J’en suis presque pressé de me réveiller.

Avec un sourire moqueur, elle allume la télévision d’un geste nonchalant avec la télécommande.

Estomaqué de nouveau. L’image qui venait d’apparaitre sur l’écran...

« Voilà d’où je viens Bruno ! Tu reconnais ? »

L’image du scanner préopératoire. Le 26 Septembre, les médecins avaient demandé un scanner de mon cerveau à la sortie de ma semaine de clinique, par mesure de précaution. Je me sentais guéri des symptômes pour lesquels on m’avait hospitalisé, à savoir des vertiges et des vomissements m’empêchant d’avaler quoi que ce soit. On m’avait gavé d’anti-inflammatoires et soumis à un strict régime sans sel, ce qui avait largement amélioré ma condition.

Mais, les médecins voulaient avec ce scanner expliquer le seul symptôme persistant et inexpliqué : mes mouvements oculaires saccadés et incontrôlés, un « nystagmus », dans leur jargon.

« Regarde ! Je suis juste là ! »

Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Moi, je fixais son ongle jaune et monstrueux, pointé vers la masse noire que le scanner avait révélé un mois plus tôt. Une tumeur cérébrale de quatre centimètres, pile sur le cervelet droit.

Comme un strike, ce scanner avait pulvérisé tous les précédents diagnostics, écarté tous les doutes sur les symptômes. Cette tumeur était exactement ce qui me pourrissait la vie depuis Septembre.

Pourrissait.

« Tu étais là, très chère. Je viens d’être opéré » lui lançai-je.

Elle plisse les yeux.

« Je ne sais pas encore tout de l’opération, mais je crains que le Neurochirurgien n’ait eu aucune pitié. On aurait dit qu’il avait bien l’intention de te faire la peau au bloc. »

Son visage écailleux s’assombrit. A mon tour d’adopter un sourire moqueur. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut ridiculiser ses démons intérieurs, encore moins affalés devant un insipide programme de télé périmé.

Son regard devient vraiment celui d’une petite fille appeurée lorsque j’appuie sur le bouton de mise en veille du poste.

« Mais je veux vivre…

- Le souci, c’est que moi aussi. Tu ne serais pas aussi hideuse et envahissante, j’aurais sûrement été désolé. »

Un long silence s’ensuit. La créature se renfrogne dans le canapé. Si humaine, si… gamine. Elle boude à son tour.

Un rai de lumière perce les ténèbres et la scène se dissipe dans cette clarté.

1 commentaire:

Anonyme a dit…
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