22. Grays

Mon regard se pose, dès l'ouverture des portes de l'ascenseur, sur les décorations de Noël qui ont envahi le hall principal de l'Institut. C'est étrange, la vie continue, malgré tout.

Évidemment qu'elle continue ; tous les minuscules drames qui se déroulent dans les chambres de malades, les diagnostics terrifiants qui peuvent s'y faire et les larmes des familles qui apprennent qu'il n'y a plus rien à faire ne vont pas empêcher la planète de tourner. Et de continuer à accrocher des boules multicolores sur des rois de la forêt morts.

Je caresse les feuilles du sapin. En plastique. Chance ou pas, celui là est artificiel.

Un regard jeté sur l'horloge de l'accueil m'apprend qu'il fait deux malheureux degrés dehors. J'attends quelques secondes pour que l'affichage daigne changer et m'apprendre qu'il me reste vingt minutes avant l'inévitable rendez-vous.

Vingt minutes qui me laissent le temps de commander un cappuccino infâme à la machine. Alors que le distributeur engloutit mes cinquante centimes, je repense à cette branche de réalité parallèle qui s'est évanouie avec ma tumeur. Je devrais être en train de nourrir une autre machine de mes pièces, pour boire un autre cappuccino peut-être aussi dégueulasse que celui-ci, en discutant d'économie industrielle dans un couloir d'université. Au lieu de ça, je me contente d'un vague concentré de caféine chaud, prétexte pour une pause mentale avant que ne sonne l'heure fatidique.

Un regard sur l'heure et mon fond de gobelet vide me pousse à quitter le Relais H au plus vite et dévaler l'escalier qui mène au sous-sol. Là, j'y retrouve directement une radiothérapeute qui me désigne sans tarder une cabine de change.

En caleçon devant l'imposante machine, je ne peux m'empêcher de grelotter. Une couverture s'abat sur mes épaules, accompagnée d'un sourire. C'est tout ce qu'elle peut faire...

Je ressens la même chose que la première fois en m'allongeant sur la table de plomb. Le contact du masque sur ma peau parachève mes mauvaises impressions ; c'est encore une fois devant l'inconnu que je me retrouve.

Totalement indolore, avaient-ils dit.

La lourde porte blanche se referme. Je sais que la séance, au lieu de durer quatre déjà trop longues minutes passées le visage comprimé, durera vingt-deux minutes. Vingt-deux minutes pendant lesquelles je me dois de rester immobile. Bien que mes genoux et pieds soient installés sur des cales, ça me paraît extrêmement difficile. Les rayons ciblent toute la cervelle puis toute la colonne vertébrale ; le tout est calculé avec une précision millimétrique alors il serait idiot qu'une simple démangeaison dérange tout ce beau processus.

La locomotive de l'anneau de tomothérapie démarre. Tchouck-tchouk-tchouk, répète sans cesse le canon qui tourne autour de ma tête.

Les premiers flashes lumineux aveuglent mes yeux fermés. Trentième révolution, et la lumière augmente encore. L'intensité augmente, chaque particule blanche devient un projectile qui ricoche au fond du cerveau. Mon imagination est peut-être fautive, mais ça me fait mal.

Quarantième révolution, le flash est plus intense encore que les séances précédentes. Entre mes dix premiers traitements, où le canon ciblait une zone assez précise, et les vingt prochaines que je suis amené à passer, le photon semble se faire plus impitoyable encore.

Réaction physiologique, une goutte de sueurs perle à ma tempe, me démange. Le désir impérieux de la balayer d'une main est de toutes façons interdit par le masque, et mon jeu de statue qu'il me faut tenir au bas mot au moins un quart d'heure.

Rapidement je me calme, alors que la lumière semble diminuer sa pression sur mes yeux, quitter mon crâne pour lentement descendre. Une odeur affreuse emplit mon nez ; mélange d'éther et d'eau de Javel, je devine facilement qu'elle n'existe que pour moi, ne reste que dix secondes pour finalement me laisser nauséeux.

La table de plomb poursuit sa marche lente, et millimètre par millimètre, me fait traverser le tunnel. La senteur a quitté mes narines qui restent mystérieusement irritées, mes yeux peuvent rester ouverts sans crainte d'être agressés. Du mieux que je puisse distinguer au travers des mailles plastiques du masque, mon torse est au centre de l'anneau ; les vingt-deux minutes me semblent soudain plus courtes quand le cruel blanc électrique quitte mon cerveau pour s'occuper du reste de mon corps.

La pression du masque se fait finalement intolérable. Plus que le masque, c'est la dureté de la table noire qui est une torture. Un point précis de mon pauvre crâne est tellement douloureux qu'il me semble qu'il va se briser, et comme une clef de voûte tout casser avec lui. Mes microns de liberté sont tous mis à profit pour bouger au maximum la tête, tenter de me soulager tant bien que mal.

Et toujours cette goutte de sueur qui m'agace l'oreille.

Enfin, la table m'extrait de l'anneau à pleine vitesse. La porte s'ouvre, les techniciennes se précipitent à l'intérieur pour retirer la grille en plastique qui me tient le visage.

« Ç'a été ?

- Euh, à peu près… La machine n'émet aucun gaz, aucune odeur ? J'ai senti un truc franchement désagréable »

Aussi perplexes que lorsque j'avais parlé des flashes la première fois, les radiomanipulatrices se regardent entre elles. Manifestement la réponse est non.

D'une main je masse mon occiput endolori, alors que la table se baisse pour me permettre de reposer mes pieds sur le sol froid. Pressé de partir, je quitte en quelques mouvements la salle pour retrouver la cabine où j'ai laissé mes vêtements.

Mais demain, même heure, je devrai revenir ici.

Courage. Plus que 19.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

ces détails me permettent de savoir ce que mon Damien a pu ressentir durant sa radiothérapie, visant les mêmes endroits que toi...

merci pour ce partage!

bises

fabienne

Coqilico a dit…

Bon courage.

Bise
Manu et nico

Unknown a dit…

Doc, tu es brillant! Je n'en ai jamais douté... Je ne sais comment exprimer les bouffés d'admiration, les larmes et les sourires que la lecture de Medulla m'a arrachée sans aucune difficulté...
J'ai appris l'existence de ce texte il y a quelque mois. J'ai enfin pris le temps de le lire...
Et je reste admirative devant ton talent, ton courage et ta force... Mon émotion est grande face à l'épreuve que tu endures...
Du fond du cœur: Je te souhaite une guérison rapide et durable!
Courage!

FaiTh a dit…

Salut Bruno ! je viens de relire tout les anciens chapitres et les nouveau aussi. j avoues que ça me manque trop de te parler!
j espères de tout coeur que tout aille pour le mieux !
Malgrés les milliers de kilomètres, j aimerais que tu saches que je penses souvent à toi !
Courage Bruno !

Anonyme a dit…

chers parents de Bruno,je me suis beaucoup attachée à votre fils,il est formidable tellememt courageux.J'ai perdu mon fils il y a une année de la même maladie,je l'ai repris à la maison aussi,il dormait très peu,il nous a quitté trois jours avant ses 20 ans.Dans notre malheur nous avons eu ce privilège de l'accompagner jusqu'au bout.Je vous souhaite la force et le courage,je ne me suis jamais permise de dire à Bruno que javais perdu mon fils,cela fait trop mal et dans sa situation on recherche le miracle

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