15. Ténèbres Acte IV

Une odeur de bibliothèque emplit mes narines. Pas celle de la bibliothèque du quartier, mais plutôt un fumet de beaux livres posés dans leur écrin de vieux meubles par un amoureux de la connaissance.

Le décor qui se révèle peu à peu ne dénote pas. Les épais tapis aux tons bordeaux éclairés par un généreux feu de bois dans la cheminée, et le chartreux aux longs poils blancs qui se prélasse sur le canapé en cuir terminent ce salon de vieux papy bienveillant, vous savez, celui qui offre des caramels à ses petits-enfants.

Une main écailleuse promène ses doigts dans les poils du félin, dont le ronronnement couvre les crépitements de bois du foyer. Le vieux poste de télévision diffuse des images d'un Popeye en noir et blanc, sauf que cette version privilégie systématiquement les poches de perfusion aux épinards, plus efficaces pour combattre…

…Médulla. Sa main gauche s'occupe toujours du chat, sa droite tient un ouvrage qui traite, je ne m'en serais pas douté une seule seconde, des cancers. Levant à peine les yeux sur moi, elle abandonne sa bestiole et sa lecture pour replacer mollement son bouquin sur le rebord de la bibliothèque. L'animal manifeste sa désapprobation ; c'est le cœur déchiré par son miaulement de pauvre animal abandonné par tous que je prends le relais pour lui tenir compagnie. Médulla prend un malin plaisir à retraverser la pièce jusqu'à de la fenêtre sans m'adresser un mot.

On est bien ici. Je dois être en plein sommeil paradoxal, le ronronnement du chat me confirme que je dors certainement comme un bébé. Médulla tire les rideaux de la fenêtre, découvrant un paysage hivernal. Il neige, on distingue même un portail recouvert de poudreuse au loin. Un cimetière ?

Le monstre soupire. Je parle de Médulla, le gros matou se contente de ronronner comme un petit chaton. Le monstre soupire en regardant le cimetière à travers la fenêtre.

De longues minutes s'écoulent avant qu'elle ne prononce les premiers mots :

« Le tout est de savoir qui y sera en premier.

- Si tu y réfléchis bien, première ou pas, tu vas forcèment y aller. Si les médecins me guérissent, bye bye chérie, mais si je ne guéris pas, tu sentiras le sapin quand même. Ceci dit, si tu veux faire la course pour être la première, après toi. T'as une sacrée longueur d'avance en plus. »

Elle laisse retomber les rideaux devant la fenêtre pour se retourner. D'un geste elle désigne les lourdes bibliothèques derrière moi.

« Monsieur est très documenté, je vois.

- Oh n'exagérons rien, je ne comprends pas grand-chose à ces bouquins, ce sont plutôt les médecins qui les potachent. Mais j'aime les lire ; tant qu'il y a un traitement, il y a de l'espoir. De l'espoir pour moi bien entendu.

- Dans tous les cas, je suis cuite.

- Tu l'as dit. J'espère simplement que tu auras la politesse de partir toute seule, avec le p'tit coup de pouce de la chimio et des rayons peut-être. »

L'hideuse a les sourcils tombants, les yeux embués ; elle va nous faire une dépression. Elle s'approche du canapé pour se poser à côté du chat. Pris entre deux maîtres, il est heureux lui, il s'en fout.

Elle tourne brusquement sa tête vers moi, la mine horrifiée d'une prise de conscience douloureuse.

« Mais alors, moi, je sers à quoi ? Je viens d'où, j'suis quoi ?

- Euh… »

Un coucou sort de sa petite maison accrochée au mur. Dzing, coucou, dzing, coucou, dzing, coucou. Un écho bizarre en moi, les « bips » du scope…

Comment expliquer le cancer à un cancer ?

« Et bien, disons que… t'es un amas de cellules qui a retrouvé sa liberté. On sait pas trop comment, on ne sait même pas exactement comment tu te formes, on sait que les causes ne sont jamais les mêmes, mais en gros c'est ça, tu détruis un organisme, les cellules légitimes te supplient tous les jours de te foutre en apoptose, de te suicider dans l'intérêt de l'organisme, mais… tu t'en fous. T'es un cancer. Tu me pourris la vie. En plus, t'es qu'une salope puisque Madame s'en prend en général à des gamins. Dans le bouquin que tu lisais à l'instant, ils disent que le pic statistique, c'est les enfants de huit ans, c'est ça ? »

Elle détourne le regard, désemparée par son introspection soudaine.

Mine de rien, elle me fout les jetons, à se demander des trucs. Je veux vivre, je veux m'en débarrasser, et il faudra bien que je rêve d'autres choses pour être en voie de guérison.

Je me suis vu mort, et même réussi à l'accepter ; ma psyché a fait un progrès considérable et encaissé une nette blessure en faisant ce chemin… Sur ce chemin, je ne suis pas tombé dans le fossé, de justesse, les antidépresseurs m'ont frôlé avec une ordonnance prescrite par le médecin de famille, mais… je ne les ai pas pris, je me suis sorti de ça tout seul.

Sur ce chemin, il n'y a pas de retour, juste une pente ascendante où l'herbe est plus verte, mais… pas de retour, oublié l'illusion du « je suis éternel ». Facile de dire qu'on va tous mourir comme un énoncé de cas d'école, beaucoup plus difficile de sentir cette Vérité nous prendre aux tripes.

Peut-être que l'autre idiote retraverse le même chemin. Avec, en bonus, un ravin au bout.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Coucou mon p'tit Bruno !

Je viens de finir de lire ce que tu as publié sur ce blog... et je n'arrive même pas à définir ce que je pense.

Ta façon d'écrire est amusante dans le sens où il y a un humour noir et cynique qui découle bien du personnage tel que je l'ai connu à l'IUT, mais cette façon d'écrire est aussi très forte et très prenante. Tu dis dans un passage que l'écriture c'est pas ton truc... en tout cas si ce n'est pas un loisir, tu t'en sors magnifiquement bien. Pour ma part je n'ai pas pu décrocher de "Medulla" avant d'avoir tout lu...

En tout cas, c'est vrai qu'on se connaît pas trop, qu'on a passé qu'un an ensemble dans la même promo mais j'taimais bien (et je t'aime toujours bien, c'est juste qu'on se voit plus quoi...).

Tout tes traitements sont finis non ? Je ne suis pas au courant de tout, juste que maintenant, d'après les dernières nouvelles, tu reprends une vie normale et j'en suis heureuse pour toi.

J'espère te revoir un de ses jours ! Et je te souhaite tout le bonheur que tu mérites après tant de souffrances...

Bon courage !

Laura

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