16. Deus Ex Machina

Réveil en sueur, mais ai très bien dormi. Il doit être tard dans la matinée, la pièce est baignée de lumière solaire filtrée par les stores. Je suis sur mon lit d'hôpital, pour ma seconde chimiothérapie. Le cisplatine a fait la fiesta dans mes veines toute la nuit. Mon estomac est nauséeux, comme toujours. Nauséeux parce que les molécules de chimio ne font pas partie d'un régime « light », et nauséeux parce que j'ai la dalle.

Le plateau du petit-déjeuner repose sur la tablette à roulettes. Le personnel connaît mes habitudes, biscottes, beurre, thé… froid désormais.

Je me lève d'un bond de mon lit. Comme j'ai toujours fait… A l'atterrissage un vertige rotatoire me rappelle que mon équilibre n'est plus ce qu'il était. Le monde tourne, mes yeux sont incapables de se fixer sur un objet, c'est horrible. Des montagnes russes et des loopings sans bouger de ma chambre.

Je ferme les yeux, attendant que *ça* se calme. Quand je les rouvre, le monde présente un sol horizontal de nouveau ; je risque quelque pas vers la théière du petit déjeuner pour l'attrapper, sortir de la chambre en pyjama, traverser le couloir, dire bonjour aux infirmières qui s'amusent de mes longs cheveux tout ébouriffés par une bonne nuit de sommeil. Mon look « réveil » fait fureur…

Je reviens vers ma chambre avec ma théière renouvelée avec de l'eau chaude et deux sachets de thé noir. Je ne jure plus que par le thé, moi qui étais fan de céréales industrielles, depuis que j'ai lu que la catéchine avait des propriétés antioxydantes qui étaient très bénéfiques, voire anticancéreuses. Qui sait, si ça se trouve c'est n'importe quoi.

C'est idiot, chaque publication qui me passe sous les yeux et qui traite de cancers, médulloblastomes ou non, est décortiquée et lue avec extrême attention. Pourtant, seul un tiers est accessible à ma compréhension, et encore bien lors aucune ne me permettra de savoir comment Médulla s'est développée chez moi.

Je sirote mon thé, trop chaud. C'est LA question qui m'embête le plus avec ma maladie. Cette dernière est injuste, mais pire encore, on se demande ce qu'on a fait pour la développer. Trop de sucres ? Pas assez de légumes ? Trop de viande ? A moins que ce ne soit le téléphone portable, je ne suis pas un gros consommateur pourtant, mais j'ai possédé un modèle parmi les premiers. Ou alors ce sont les micro-ondes du Wifi, pourtant mille fois plus faibles que les ondes hertziennes de télévision. Les pesticides, la malbouffe ?

Je me contenterai du thé pour l'instant…

Une infirmière entre pour « prendre mes paramètres » ; pour moi c'est facile il suffit de tendre mollement le bras pour qu'elle puisse prendre la pression et lui prêter mon oreille, au sens littéral, pour qu'elle glisse un embout de thermomètre dedans. A l'hopital, la routine quoi.

« Tu sais que tu as rendez-vous pour la séance de tomothérapie avec le Professeur tout à l'heure ? »

Oh que oui, je le sais, je le redoute. Ca va me soigner, mais ça va surtout m'irradier, et je n'aime pas ça. Ca devrait être facile cependant, la tomothérapie est indolore. A ce qu'ils disent.

Quelques heures passent, semblant l'éternité, avant qu'un brancardier ne finisse par me conduire au sous-sol. Le « sous-sol nucléaire » comme je me plais à le surnommer ; la machine de tomothérapie y a été installée en grandes pompes dès Juin, et bénéficie d'une salle et d'un standard à elle seule.

Les doubles portes oranges devant lesquelles le brancardier me laisse avec un sourire d'encouragement ne sont pas spécialement impressionnantes : de simples cloisons. Ce n'est pas le sobre écriteau marqué « Zone contrôlée – Personnel autorisé seulement » ni la couleur de la porte que je redoute, mais le mystère qu'elle couvre qui me donne la sensation d'être minuscule face à la puissance de la machine médicale.

Une petite porte minuscule s'entrouvre, avant que le visage d'une jolie blonde n'y apparaisse.

« Bruno ? »

Acquiesçant d'un signe de tête ; elle me conduit et m'introduit dans la pièce que cachait les grandes portes… par la petite porte. On repassera pour la magnificence d'une première entrée.

Première constatation la machine de tomothérapie est tout simplement encore plus impressionnante que ce que laissait deviner tous les prospectus et documents techniques que j'avais pu lire à son sujet sur Internet et dans les diverses salles d'attente de l'hôpital.

Un gigantesque anneau de métal blanc, extrêmement bruyant avec ses deux ventilateurs à pales larges qui tournent en permanence ; impossible de penser qu'une machine aussi dangereuse puisse servir à soigner les gens. Une petite table de métal noir passe en son centre. Je reconnais le masque de contention violet à mon nom marqué au marqueur indélébile rouge sur la tranche blanche qui sert aux fixations.

Le Professeur interrompt ma rêverie, en me présentant par les prénoms de chaque radiomanipulatrice présent. Seul homme du service, un stagiaire en physique nucléaire, là pour mesurer et vérifier certains gains potentiels en termes de physique nucléaire médicale.

Connaissant mon intérêt pour les nouvelles technologies, il m'invite à m'asseoir et me présente le système informatique qui gère la machine. Semblant s'amuser lui-même de son nouveau jouet, il ouvre le fichier contenant le résultat de « 80 heures de travail au total » sur mes images de scanner, où chaque organe a été contouré par les médecins, pour finalement aboutir à une reconstitution en 3 dimensions du patient : moi. Sur l'écran apparaît une silhouette humaine de profil, que le Professeur fait tourner sur lui-même. C'est tout simplement impressionnant, je me reconnais parfaitement dans cet humain virtuel en 3D, aux organes exposés et tous clairement identifiés par des légendes flottant autour du corps. Le profil du crâne m'aide beaucoup à me reconnaître.

Le Professeur zoome sur le cerveau, me montre les zones qui seront irradiées. Il me montre également le clou du spectacle : les zones de dispersion des radiations, qui sont donc beaucoup plus maîtrisées que sur d'anciens systèmes de radiothérapie. Je comprends pourquoi la tomothérapie est toute indiquée dans les cas de traitements cérébraux…

« Tiens, par contre on a découvert quelque chose… Tu devais très avoir envie de pisser : on voit ta vessie pleine » me lance le médecin.

« Ah ? Oui, c'est vrai ça… » Réponds-je, alors que j'écarquille les yeux sur l'écran pour voir la fameuse vessie. Incroyable…

Fasciné, mais pas forcément rassuré, je remercie le Professeur d'avoir pris le temps pour un exposé. Les radiomanipulatrices me demandent de me déshabiller dans une des cabines pour commencer le premier traitement. Une partie facile m'assure-t-on, de l'ordre de quelques minutes. Il ne s'agit pour cette fois que d'une petite dose de rayons visant directement le lit de la tumeur opérée, où l'on suppose la concentration de cellules cancéreuse naturellement plus élevée qu'ailleurs.

Je me représente en caleçon… C'est intimidant devant toutes ces jeunes femmes mais c'est le cadet de mes soucis pour l'immédiat, et mieux vaut en plaisanter. Je franchis le seuil de la salle où trône la machine. Son petit nom « Tomotherapy » surplombe un écran sur lequel je reconnais ma photo et mon nom. Trop aimable, pour me souhaiter la bienvenue ?

Les ventilateurs de la machine rendent cette pièce froide, très froide. Je grelotte quand on me demande de m'allonger sur la table. Des lasers partant du plafond se posent sur mon corps, permettant aux radiomanipulatrices de caler leurs réglages sur ma position du jour. On me demande d'adopter la même position que durant le scanner de centrage – je suis aidé pour ce faire de cales sous mes genoux et à mes pieds. Sans parler du masque de contention, qui finit encastré sur mon visage piégé et comprimé. Etrangement j'arrive à ouvrir les yeux tout de même.

Les radiomanipulatrices informent la machine des paramètres de décalage mesurés par les lasers directement sur les écrans situés sur celle-ci. Il semble que je ne sois décalé que d'un millimètre, ce qui est un plutôt bon score m'assurent-elles. Ravi d'être un bon élève.

Elles doivent me laisser pour commencer les hostilités, et posent ne télécommande dans ma main, avec un bouton à appuyer en cas d'urgence. Mouais, je ne devrais pas avoir à m'en servir si le traitement est indolore, mais sait-on jamais. Je ne m'imagine pas faire « Aïe » à chaque impulsion de rayons, mais qui sait.

Les radiomanipulatrices quittent la pièce, qui se ferme par une lourde porte en plomb, coulissant sur un rail. Pour ajouter de l'ambiance, un petit gyrophare orange s'allume et éclaire alternativement une inscription « ZONE RADIATIONS ».

La table se met soudainement en mouvement. Pratiquement imperceptible tant le mouvement est précis et doux, pas de tremblements ni aucun autre indice, mais ce qui reste de mon cervelet est formel, et mon oreille interne confirme, aussi bien que mes yeux qui voient le plafond remplacé progressivement par l'intérieur du « tunnel » de la machine.

La table s'immobilise. Mes paupières parviennent à recouvrir mes yeux malgré la compression du masque sur mon visage. Comme tous les examens d'IRM et de scanner, je préfère somnoler.

Un son métallique rythmé, comme un démarrage de locomotive, démarre dans l'anneau. Comme une locomotive, le son accélère et tourne autour de moi. C'est l'accélérateur de particules qui tourne autour du patient, et qui commence sûrement son travail après avoir atteint sa vitesse de traitement.

Je m'amuse à suivre l'accélérateur à l'ouïe. Il est devenu assez bruyant pour être clairement identifiable à travers le vacarme des ventilateurs. Son « tchouk-tchouk-tchouk » m'inviterait presque à dormir malgré le capharnaüm.

La machine termine ses vingt premières révolutions et entame sa vingt-et-unième. J'entends l'accélérateur derrière ma tête et me réjouit de voir que ce n'est pas si difficile, et qu'effectivement, le traitement est totalement indolore, si j'ignore le masque qui imprime ses mailles sur mon visage. Je me concentre à ne surtout pas bouger le reste de mon corps.

L'accélérateur continue son tour au-dessus de moi. Dans mes yeux pourtant clos, de légers flashes blancs apparaissent. On ne m'avait pas parlé de cet effet, je m'inquiète un peu. Mais je sais que l'accélérateur délivre son énergie sous forme d'un photon, il n'est peut-être pas si surprenant que ça de « voir » des flashes. Je pourrais ouvrir les yeux pour m'en assurer, mais j'ai peur de m'aveugler. Là encore, je préfère faire l'autruche.

La machine poursuit sa besogne et entame son vingt-deuxième tour. Les flashes se font plus appuyés. Je panique un peu. Je profite de la fin du tour, derrière ma tête, pour ouvrir les yeux. Rien d'anormal, ils fonctionnent encore, et je les referme avant le vingt-troisième tour. La « locomotive » repasse devant mes yeux, les flashes deviennent à la limite du tolérable. Je panique franchement. Sont-ils en train de me griller les yeux ? Est-ce normal ? Ma main tient la petite télécommande et son fameux « bouton » plus fermement. Un vingt-quatrième tour passe. Les flashes deviennent vraiment affreux. Le blanc total. Plus pur que je n'ai jamais vu. Le vingt-cinquième tour s'accompagne de douleur au fond de chaque œil. Malgré la panique il ne faut pas que je bouge. Le vingt-sixième tour me décide à appuyer sur le bouton d'appel.

Immédiatement la locomotive ralentit. J'ouvre les yeux, la table sort de l'anneau à toute vitesse, le porte s'ouvre, le gyrophare se rallume. Les techniciennes s'approchent pour voir si tout va bien. Je propose de me retirer le masque pour que je puisse faire une pause.

Le masque est dé-clippé, je me relève, passe une main sur mon visage et peut sentir les traces laissées imprimées par les mailles. Je dois avoir le front tout grillagé.

Je leur parle de ces flashes, qui ne semblent pas évoquer grand-chose pour elles. Je suis le premier patient traité pour quelque chose à la tête sur cette machine ; d'autres patients ont parlé de petits flashes lors de traitements de tumeurs aux jambes ou bras, mais s'en jamais s'en plaindre.

Je me défends d'avoir interrompu la séance pour rien, ma panique se lit dans mes questions, je veux être rassuré. Je leur décris le flash de la meilleure manière qui me vient à l'esprit : un puissant flash d'appareil photo déclenché à deux centimètres du visage, à raison de plusieurs par seconde, et pendant toute la moitié du tour parcouru par le chariot. Je pose la question qui me tient à cœur : je veux qu'on m'assure qu'on ne cible pas mes nerfs optiques par erreur, parce que toutes les sensations donnent cette impression là.

Une technicienne part tout vérifier sur les ordinateurs de contrôle de l'avant-salle, l'autre tripote l'écran sur l'engin de tomothérapie. Tout est valide, mais elles ne s'expliquent pas ces flashes. On décide de reprendre le traitement, je me sens prêt, maintenant que j'en sais à peine plus.

Rallongé sur la table, le masque serrant à nouveau ma tête contre la table, je serre les poings parce que je ne vois vraiment pas comment je vais traverser les quatre minutes du traitement. Quatre longues minutes… Je voulais compter les tours et leur durée, extrapoler en nombre de tours pour quatre minutes, mais je renonce à me décourager. Il y a probablement plus d'une centaine de tours à supporter…

La table me replace au centre de l'anneau, paré pour dispenser la dose manquante. La locomotive repart, d'abord lentement puis retrouve son rythme autour de ma tête. Les flashes réapparaissent rapidement – je ferme les yeux, serre les paupières au maximum pour tenter de réduire leur intensité en vain. Mais pas de douleur. A chaque tour qui passe, le flash devient moins pénible, toujours aussi intense, impitoyable avec mes yeux verrouillés, mais je finis par apprivoiser cette sensation désagréable, tour après tour.

Mes paupières se détendent pour les derniers tours, mais la fin est déjà proche, les flashes diminuent d'intensité, le rythme des « tchouks-tchouks » des lames de l'accélérateur qui s'ouvrent et se ferment pour moduler les rayons se ralentit pour finalement s'arrêter. La table m'extrait une nouvelle fois de l'anneau alors que les techniciennes se dépêchent pour retirer mon masque.

Mes pieds touchent le sol glacial et que je remets la télécommande à une des techniciennes. La satisfaction d'en avoir fini avec cette épreuve, et de finalement ne pas la trouver insurmontable, me remonte le moral pour ce combat. En plus, les rayons me paraissent une arme plus crédible que les chimiothérapies dans mon combat ; simple impression certainement fausse scientifiquement bien entendu…

Dans la cabine où je me rhabille avant de partir et rentrer chez moi, un miroir me renvoie mon image. Dans ma tête, j'imagine Médulla cuire à chaque rayon de tomothérapie.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

tu écris vraiment bien Bruno; j'ai vraiment l'impression d'être sur place. Je sais que ce que tu décris là , tu l'as vécu il y a plusieurs mois.. je me demande comment tu vas aujourd'hui? je sais pour la récidive par Karine, avec qui je suis en contact. Je m'inquiète pour toi! je me demande ce qu'on va te proposer maintenant?

gros bisous Bruno

fabienne

Anonyme a dit…

A lire ce que tu écris, j'ai le coeur qui palpite, je me sens nauséeuse. Ca me fait la même chose quand justement, je rentre dans un hopital ou que je subis une opération quelqu'elle soit... Je ne prétend pas te comprendre car je ne suis pas à ta place, mais tu écris et on a l'impression, d'être avec toi...

J'espère que ça peut aller. Bises et bon courage... Je pense à toi !

valérie a dit…

Parler de combat n'est pas un vain mot; c'est d'une guerre dont il s'agit, avec son plan d'attaque, ses stratégies, le choix des armes: tomo, chimio, dosages, protocoles...Les traitements sont violents, car le mal est puissant. Alors il ne faut pas lâcher, tenir bon, s'accrocher toujours et se dire sans cesse que c'est possible. Chaque instant gagné, chaque jour de plus, est un pas pris sur la maladie. La lutte est héroïque, mais tu n'es pas seul à la mener, on est tous avec toi. Valérie

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