20. Avant

« …et un comprimé à prendre matin et soir. Dix jours. »

Je repartais de chez mon médecin, tout sourire, avec une ordonnance de produits multicolores censés soulager mes maux de ventre et de crâne. Je soupire, oui ; comment pouvais-je me douter une seule seconde qu’un truc me rongeait la tête.

Bien entendu les cachets n’ont rien fait. Ils étaient jolis néanmoins, et ont eu leur part de placebo, le nom moderne pour cette superstition que l’on honore tous en avalant une gorgée médicamentée. Vraisemblablement, ça ne suffisait pas cette fois là.

« Trois comprimés le matin, deux gélules le midi, et ce gel à avaler le soir. »

C’est moins souriant que je sortais d’une nouvelle consultation quelques jours plus tard. Je tenais en main l’ordonnance et une bassine en plastique pour contenir mon estomac s’il décrétait une vidange douloureuse ; d’autant plus douloureuse qu’il n’y avait rien à vidanger ; chaque repas ou morceau de quoi que ce soit de comestible finissait par être attiré inévitablement par la lumière extérieure et le fond bleu de ma bassine.

Sans parler de ces vertiges et maux de crâne incessants.

Je ne pouvais plus rien garder depuis trois jours. Et j’avais fol espoir de digérer autre chose que des carrés de sucre. Je crois que mon désir prenait la forme d’une nourriture très saine : un magistral hamburger dégoulinant de fromage et de graisse, avec son cortège de frites en sauce mayonnaise. Imaginer les courbes grasses du sandwich excitait mon appétit, immédiatement rappelé à l’ordre par un haut-le-cœur qui me mettait les tripes au bord des lèvres. Je comprends toujours maintenant pourquoi je préférais risquer un diabète en restant fidèle au sucre. Lui seul acceptait docilement l’aller simple.

Les nouvelles gélules étaient encore plus belles que les précédentes, mais ne firent pas grand-chose de plus qu’avoir des robes sympathiques à l’œil.

Mon généraliste m’adressait alors à un confrère ORL, dont les examens me valurent une hospitalisation immédiate dans la clinique d’en face. Je me focalisais sur mes problèmes d’estomac tandis que le docteur me parlait, petite maquette plastique offerte par un labo pharmaceutique à l’appui, d’inflammation de l’oreille interne. J'aurais dû me méfier de son ton dénué de conviction.

Mon séjour à la clinique ne passe qu’un bref instant à l’écran. De toute façon, la nourriture y était volontairement fade car sans sel, et j’y découvrais que je pouvais avaler sans dommage toutes choses sans goût de ce régime draconien. J’étais prêt à faire le beau pour un carré de sucre.

Comme mon problème concernait officiellement l’oreille, on me faisait passer toute une batterie d’examens, comme par exemple une radio des poumons. Je me souviens encore de la question agacée du radiothérapeute qui me demandait pourquoi je passais devant sa machine de rayons X. J’aurais espéré que lui en avait une petite idée…

On me présentait à un neurologue. Son examen complet ne révélait rien ou presque, constatait objectivement quelques vertiges et nystagmus, un mouvement paniqué, saccadé des yeux évident. Mais pas d’atteinte du cerveau, disait le spécialiste. Évidemment, pensais-je, je viens pour mon estomac. Ou mon oreille ?

Le dernier jour de mon séjour, on me fit faire un scanner de routine. Vous savez, pour se rassurer – mais j’étais guéri, avais retrouvé l’appétit, marchais droit à nouveau grâce aux efforts du kinésithérapeute. Guéri de tous les symptômes pour lesquels j’étais venu.

Le problème, c’est qu’on ne guérit pas un symptôme, on le soulage. C’est une maladie qu’on guérit.

Je hausse un sourcil face au sourire naïf que j’arborais, le sourire heureux de celui à qui on autorise la sortie. Il faut dire que l’ambiance médicale commençait sérieusement à me gonfler. Et je le voulais tellement ce hamburger.

Ma maladie tomba, littéralement, sous mon nez. J’oubliais, le neurologue est un champion d’une discipline méconnue en dehors des cercles d’initiés : le lancer de Scanners. Pour le coup, un 10 indiscutable ; geste technique parfaitement exécuté, parabole savamment calculée pour que l’atterrissage du cliché coïncide avec son docte « Il y a quelque chose là ». On ne peut pas être bon partout : annoncer un truc pareil…

Ah. Le Bruno sur l’écran ne semble pas réaliser. Ré-a-li-ser. Il comprend, ça oui, il n’était pas moins idiot que maintenant. C’est étrange, la perspective de se faire ouvrir le crâne ne l’effraie pas plus que ça. Confiance totale en la Science, n’est-ce pas ?

L’écran se fige en une exclamation muette. J’entends Médulla ronchonner qu’elle aurait préféré un téléviseur Haute Définition couleurs, mais certaines choses sont faites pour être monochromes.

Le scanner de ma première tumeur en gros plan. Comme l’original, en noir et blanc. Noir fond et matière grise saine, et un bloc blanc qui dévore le bas de l’image. 4 centimètres d’une « lésion », d’une « masse », d’un mot qu’il ne fallait pas dire en face du patient, d’un mot que j’entendrai quelques jours plus tard.

« Quelques jours plus tard », affiche le téléviseur, dans le plus pur style des encarts du cinéma muet.

Bordeaux. C’était la première rencontre avec cet éminent neurochirurgien, et la première rencontre avec le « mot qui fait peur » que lui n’hésitait pas à employer puisque partie de son quotidien. La « tumeur » devait être opérée et biopsiée au plus vite, pour savoir si l'on croisait le fer avec une bénigne pour laquelle une seule intervention suffirait, ou une maligne qui demande une approche plus lourde. Cet homme me déclarait me laisser trois semaines pour décider mais certainement pas un jour de plus.

Il n’y avait rien à décider. Et le Bruno sur l’écran ne décide rien du tout ce jour là.

Un rendez-vous était pris avec l’anesthésiste, pour répondre à ses questions et lui permettre de jauger ses options et calculer ses dosages.

Puis je laissais s’écouler quelques nuits, le temps d’avoir vraiment envie de me faire opérer. Il faut dire que le calendrier de mon état, en accéléré, offre un rendu cathodique dramatique : retour à une alimentation 100% sucre, allongé toute la journée, impossible de marcher, vomissements, maux de tête…

Le tableau était pitoyable quand d’une voix faible j’appelais le Service du neurochirurgien pour confirmer présence d’un corps sur une table d’opération qui ne m’avait pas attendue pour être réservée.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

dur dur de te lire; ça me renvoi à l'histoire de mon fils Damien. tellement de similitudes... mais ta façon de le raconter bien à toi...
Du haut de ses 5 ans et demi à l'époque, la vision de la maladie était tout autre... Mais il avait bien compris malgré tout la gravité. Damien l'appelait "la saleté".


à bientôt

fabienne(maman de Damien)

Anonyme a dit…

Tu écris toujours aussi bien ....
Pensées affectueuses
K@rine et Dimitri

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